Notre ambassade à Kyiv : travailler dans un pays en guerre

Depuis juillet 2022, la Belgique dispose à nouveau d’une ambassade à Kyiv, en Ukraine. Qu'y fait-on et à quoi ressemble le travail dans un pays en guerre ? Nous avons discuté avec l'ambassadeur Peter Van De Velde.

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Ambassade de Belgique à Kiev

Notre ambassade à Kyiv. © SPF Affaires étrangères

Depuis juillet 2022, la Belgique dispose à nouveau d’une ambassade à Kyiv, en Ukraine. Qu'y fait-on et à quoi ressemble le travail dans un pays en guerre ? Nous avons discuté avec l'ambassadeur Peter Van De Velde.

La plupart des Belges n'ont jamais connu la guerre. C'est un luxe dans un monde qui a toujours connu, à un endroit ou à un autre, des guerres et des conflits depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais, avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022, la guerre est passée très près de nous. D'entrée de jeu, cela a été un conflit majeur avec de nombreux morts, blessés et réfugiés, qui a secoué tout un pays et même le monde entier.
 

Alerte aérienne durant l'appel vidéo


Le 6 mars 2022, l'ambassade belge a fermé ses portes dans la capitale de Kyiv. Les services consulaires se sont poursuivis depuis l'ambassade située à Varsovie. Quelques mois plus tard, les ambassades ont progressivement rouvert à Kyiv. L'ambassade belge a repris du service dans la capitale à partir du mois de juillet. Le diplomate belge Peter Van De Velde avait posé sa candidature au poste d'ambassadeur et il vit désormais depuis plus de six mois dans un pays en guerre.

Le 23 février 2023, nous avons effectué un appel vidéo avec lui. La connexion internet était parfaite. Dès les premières minutes de la conversation, il nous informe qu'une alerte aérienne est en cours. « L'alerte aérienne se déclenche souvent, mais ça ne veut pas forcément dire qu'il y a un danger, » nous rassure-t-il. « Il s'agit peut-être d'un avion qui a décollé en Biélorussie. Mais, si on entend des canons antiaériens, des missiles peuvent tomber et il faut bien sûr se mettre à l'abri. Deux missiles sont déjà tombés non loin de l'ambassade depuis la reprise des attaques russes sur Kyiv en octobre. »

D'emblée, le ton est donné : il ne s'agit pas d'un poste de travail ordinaire. « Ces derniers mois, nous avons dû nous rendre à l'abri en moyenne une fois par semaine ou toutes les deux semaines, » explique-t-il. Cet abri est une petite cuisine sans fenêtres et aux murs épais, située au sous-sol du bâtiment qui abrite l'ambassade, à 5 ou 6 km du centre, dans la banlieue de Kyiv. Il vit lui-même dans un appartement en ville et non dans la résidence officielle, car le risque y est trop élevé. Effectivement, un complexe militaro-industriel se trouve à proximité et celui-ci a déjà été bombardé par les Russes à plusieurs reprises.

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Van De Velde avec le président Zelensky

L'Ambassadeur Van De Velde avec le Président Zelensky après la présentation des lettres de créance. © OP.ua

Importance politique et symbolique


Pourquoi la Belgique s'obstine-t-elle à ouvrir une ambassade dans un pays en guerre ? Comme le dit l'ambassadeur, « il y a une importance politique et symbolique que les Ukrainiens apprécient tout particulièrement. C'est aussi très pratique. On peut interagir avec les gens sur le terrain, on voit directement ce qui se passe. Et, en cas de crise, on peut agir directement et venir en aide aux Belges présents en Ukraine. »

Il souligne qu'il s'agit d'une agression totalement illégale de la part de la Russie. « L'invasion est une violation de la Charte des Nations unies et du mémorandum de Budapest (1994),  que la Russie a également signé. Ce mémorandum prévoyait que l'Ukraine renonce aux armes nucléaires héritées de l'Union soviétique contre la garantie de son intégrité territoriale. Pourtant, la Russie a envahi l'Ukraine. L’Ukraine défend donc en toute légitimité sa souveraineté et son intégrité territoriale. Cette autodéfense est soutenue par une large coalition de pays, dont la Belgique. »
 

Plan C


Seuls deux expatriés belges du SPF Affaires étrangères travaillent à Kyiv : l’ambassadeur t un adjoint. Les dix autres membres de l'équipe sont Ukrainiens. « Parmi eux, deux personnes travaillent depuis Bruxelles et une depuis la Pologne. »

Et l'équipe a fort à faire. Tout d'abord, il était extrêmement important d'être préparé à tout et de ne pas avoir qu'un plan B, mais également un plan C. Peter Van De Velde nous explique : « Cela veut dire acheter des générateurs en cas de panne de courant, faire des réserves de bois de chauffage au cas où nous ne pourrions plus nous chauffer, car nous nous chauffons au gaz, mais aussi faire des réserves d'eau et de nourriture. À un moment donné, nous avons même rempli une baignoire avec de la neige fondue pour tirer la chasse d'eau lorsque le robinet ne coulait plus. »

Un plan C est donc bel et bien nécessaire. « Ces deux dernières semaines, nous n'avons connu aucune coupure de courant, mais avant ça, nous étions privés d'électricité pendant 4 à 5 heures par jour. Le chauffage ne fonctionne pas sans électricité, et la connexion ainsi qu’Internet tombent régulièrement en panne. Au bureau, on enfile souvent une veste et une écharpe bien chaudes. Mais on s'y fait. » Heureusement, l'hiver n'a pas été rude. « En temps normal, on peut descendre jusqu'à -20°C ici, mais nous avons rarement connu moins de -10°C dernièrement, en tout cas à Kyiv. »
 

Tâches diplomatiques


Outre les tâches pratiques, l'ambassade veille également aux tâches diplomatiques normales. « Tout d'abord, nous assurons la liaison avec les autorités ukrainiennes, les parties prenantes, la société civile, les groupes de réflexion, etc. Deuxièmement, nous assurons la liaison avec la communauté internationale, nos collègues de l'UE, les Nations Unies et les autres ambassades. Sur la base des faits rapportés de première main, nous faisons état de la situation en Ukraine à Bruxelles. »

« Troisièmement, nous devons toujours être préparés en cas de crise. À l'heure actuelle, quelque 70 Belges vivent encore en Ukraine ; des personnes ayant la double nationalité, des Belges mariés à un Ukrainien ou une Ukrainienne, des hommes et femmes d'affaires, et enfin des Belges travaillant pour des organisations internationales. »

« Quatrièmement, nous devons répondre à un flux continu de questions en provenance de la Belgique. Des gens qui veulent visiter le pays, envoyer de l'aide humanitaire, et bien d'autres encore. »
 

Visite du Premier ministre De Croo et de la ministre Lahbib


L'une des tâches importantes de ces derniers mois a été la préparation de la visite du Premier ministre De Croo et de la ministre des Affaires étrangères Lahbib à Kyiv, les 26 et 27 novembre 2022. « Cette visite a nécessité une préparation intense, qui a dû se faire en grande partie dans le secret. J'ai effectué la majeure partie du travail moi-même, avec l'aide de deux collègues. Les autres employés n'étaient au courant de rien. »

Le fait qu'il ait fallu régler tant de questions de sécurité s'explique entre autres par le fait que les ministres sont restés deux jours à Kyiv et qu'ils ont donc dû y passer la nuit. « La plupart des politiques qui se rendent ici arrivent en train le matin et repartent le jour même. »

Cette visite a été fructueuse et conviviale. Peter Van De Velde explique : « Les deux ministres ont eu d'excellents entretiens avec le président Zelensky et les ministres ukrainiens des Affaires étrangères et de la Culture. Ils ont également commémoré le Holodomor, la grande famine de 1932-1933 lors de laquelle 4 millions d'Ukrainiens sont morts de faim en raison de la collectivisation, la politique agricole sévère menée par Joseph Staline. Le Premier ministre De Croo et la ministre Lahbib ont également participé au Grain Summit organisé par l'Ukraine. » Notre pays a fait don de 10 millions d'euros pour permettre au Programme alimentaire mondial (PAM) d'acheminer des céréales ukrainiennes vers l'Afrique en passant par la mer Noire.
 

Peu de déplacements


En temps normal, un ambassadeur voyage régulièrement au sein du pays d'accueil, mais c'est plus compliqué en Ukraine. « C'est un grand pays et, à cause de la guerre, on ne peut pas prendre l'avion. En train ou en voiture, il faut compter deux à trois jours de trajet. De plus, il faut que tout soit en ordre sur le plan de la sécurité. J'ai quand même pu effectuer quelques visites, notamment à Lviv, Vinnytsia et Lutsk. Bien entendu, je me suis également rendu à plusieurs reprises dans les banlieues de Kyiv, comme Boutcha, Irpin, Borodyanka et Hostomel, qui ont beaucoup souffert de l'occupation russe. »

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Murale Banksy

Peinture murale de Banksy dans la ville ravagée de Borodyanka lors de la visite du Premier ministre De Croo et du ministre Lahbib en novembre 2022. © BELGA

Aux premières loges


Ce n'est pas pour rien que l'ambassadeur Peter Van De Velde a posé sa candidature pour le poste à Kyiv. Pour lui, il était important d'être présent. « Il s'agit d'un conflit géopolitique dont les intérêts dépassent la région. Deux visions de la société s'opposent. Si, en tant que diplomate, on peut être présent aux premières loges, il ne faut pas hésiter. » 

De plus, il savait déjà qu'il pouvait garder son sang-froid dans des conditions extrêmement turbulentes. « J'ai travaillé à l'ambassade de Kinshasa (RD Congo) entre 1992 à 1996, durant les dernières années de règne du président Mobutu », nous raconte-t-il. « Il y avait régulièrement des violences, dont des pillages, des émeutes, des chars d'assaut et des morts dans les rues... En janvier 1993, l'ambassadeur de France a même été abattu lors d'émeutes. À l'époque, nous avions évacué 800 Belges via Brazzaville. En 1994, le génocide au Rwanda a eu lieu et il a aussi eu des conséquences au Congo. De nombreux Rwandais ont fui dans l'est du Congo. Ce fut le début d'un conflit violent et de longue durée, qui se poursuit encore aujourd'hui. »
 

Normalité apparente à Kyiv


Entre-temps, Peter Van De Velde s'est déjà bien habitué aux conditions de vie à Kyiv. À première vue, on dirait même que la vie s'y déroule normalement, mais ce n'est qu'en apparence, souligne-t-il. « En y regardant de plus près, on peut voir des obstacles antichars, des barrages routiers et des soldats dans les rues. Un couvre-feu est imposé à 23h. Au restaurant, on nous demande déjà de quitter les lieux à 21h. Ce n'est pas normal, bien que les Ukrainiens fassent tout ce qu'ils peuvent pour maintenir un semblant de normalité. Cela va de pair avec leur résilience extraordinaire. »

« Ça ne se voit peut-être pas lorsqu'on se balade dans la rue ou qu'on prend le métro, mais la guerre affecte énormément les gens. Presque tous les Ukrainiens ont un proche qui est au front ou qui est décédé, qu'il s'agisse d'un membre de la famille, d'un ami ou d'une connaissance. Tout le monde est concerné. »
 

Loin d'être terminé


L'hiver relativement doux a été une aubaine pour l'Ukraine. « La Russie a échoué dans son projet visant à détruire les infrastructures énergétiques afin de laisser les Ukrainiens dans le froid et dans le noir. En effet, l'Ukraine a pu s'en sortir en important un très grand nombre de générateurs, et elle a également réussi à réparer rapidement les installations détruites. »

Ça ne signifie pas que la fin de la guerre est proche. Peter Van de Velde le dit : « Poutine n'a visiblement pas renoncé à son objectif stratégique de remplacer le gouvernement de Zelensky par un régime fantoche prorusse et d'annexer tout ou une partie de l'Ukraine. Il est donc très difficile de trouver un terrain d'entente pour les négociations et pour la paix. De plus, les occupants russes se sont rendus coupables de violations graves et systématiques des droits humains en Ukraine cette année. Et il y avait déjà des problèmes de confiance majeurs avec la Russie à cause des mensonges russes. Rappelez-vous que le président Poutine a assuré au président Macron que la Russie n'attaquerait pas l'Ukraine, juste avant de l'envahir. »

L’ambassadeur Peter Van De Velde a bien l'intention de rester en poste à Kyiv pendant au moins deux ans. Il veut montrer le soutien de la Belgique envers l'Ukraine et aider immédiatement les Belges sur place en cas de crise.